27 mars 2020 – Publication du Décret n° 2020-356 du 27 mars 2020 portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « DataJust ».
En plein période d’urgence sanitaire, le Premier Ministre vient d’habiliter la Ministre de la Justice à mettre en œuvre, pour une durée de 2 ans, un traitement automatisé de données à caractère personnel « DataJust » ayant pour finalité de développer un algorithme devant notamment permettre l’élaboration d’un référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels.
Pour la constitution de cet algorithme, il est donc prévu que soient extraites et traitées des données à caractère personnel et informations personnelles issues des décisions cours d’appel et des cours administratives d’appel rendues en matière indemnisation des préjudices corporels entre le 01/01/2017 et le 31/12/ 2019.
L’article 6 du Décret prévoit surtout que les personnes concernées par ces données à caractère personnel soient amputés d’importantes garanties prévues pourtant par le règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016, dit « RGPD ».
L’article 6 du décret précise en effet que :
Compte tenu des efforts disproportionnés que représenterait la fourniture des informations mentionnées aux paragraphes 1 à 4 de l’article 14 du règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016 susvisé, le droit d’information prévu à ce même article ne s’applique pas au présent traitement.
Afin de garantir l’objectif d’intérêt public général d’accessibilité du droit, le droit d’opposition prévu à l’article 21 du règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016 susvisé ne s’applique pas au présent traitement en application de l’article 23 du même règlement.
Les droits d’accès, de rectification et à la limitation s’exercent auprès du ministre de la justice dans les conditions prévues respectivement aux articles 15, 16 et 18 du même règlement.
Les personnes dont les données personnelles sont l’objet du traitement permettant la réalisation de l’algorithme, sont donc privées de leur droit d’information qui figure à l’article 14 du RGPD ainsi que de leur droit d’opposition, prévu par son article 21.
Les dispositions de ce Décret soulève une réelle difficulté tant les garanties offertes par le RGPD semblent constituer un socle incontestable pour les justiciables.
L’article 23 du RGPD prévoit qu’un Etat membre peut introduire des limitations aux droits et obligations prévus par le règlement à condition qu’elles respectent l’essence des libertés et droits fondamentaux et qu’elles constituent des mesures nécessaires et proportionnées dans une société démocratique afin de garantir :
« a) la sécurité nationale ;
b) la défense nationale ;
c) la sécurité publique ;
d) la prévention et la détection d’infractions pénales (…) ;
e) d’autres objectifs importants d’intérêt public général de l’Union ou d’un État membre, notamment un intérêt économique ou financier important de l’Union ou d’un État membre, y compris dans les domaines monétaire, budgétaire et fiscal, de la santé publique et de la sécurité sociale ;
f) la protection de l’indépendance de la justice et des procédures judiciaires ;
g) la prévention et la détection de manquements à la déontologie des professions réglementées (…) ;
h) une mission de contrôle, d’inspection ou de réglementation liée, même occasionnellement, à l’exercice de l’autorité publique (…) ;
i) la protection de la personne concernée ou des droits et libertés d’autrui ;
j) l’exécution des demandes de droit civil ».
L’article 6 prévoit que les limitations du droit d’information et du droit d’opposition sont justifiés par les « efforts disproportionnés » que représenterait la fourniture de ces informations d’une part, et par un objectif d’intérêt public général d’accessibilité du droit, d’autre part.
Il n’est cependant pas évident que ces objectifs puissent entrer dans le champ d’application de ceux prévus par le RGPD afin de déroger aux droits des personnes. Sur ces deux aspects cependant, la CNIL a rendu un avis permettant de considérer que ces objectifs étaient suffisamment satisfaits (Délibération CNIL n° 2020-002 du 9 janvier 2020).
Elle invite la Ministre a apporter des précisions s’agissant des personnes mineures notamment, ainsi que s’assurer des conditions pour les nouvelles décisions mais, d’une manière générale, l’accès au droit semble, dans son analyse, constituer un objectif satisfaisant.
Pour le reste, la CNIL souligne l’incertitude quant aux deux phases du projet qui sera mis en œuvre. Elle souhaite obtenir des précisions de la Ministre sur différents aspects du fonctionnement de cet outil.
Evidemment, la notion de tables, barèmes et autres indicateurs en matière d’indemnisation des préjudices corporels n’est pas nouvelle. Elle réapparaît souvent comme une sorte de garantie contre l’arbitraire et l’incertitude judiciaire. La Cour de cassation a déjà rappelé la valeur, relative, qu’il convenait de donner à ces référentiels. La généralisation des outils informatiques permet, cependant, d’en assurer la généralisation et leur confère donc un nouvel attrait.
Derrière cette bonne idée apparente, de redoutables effets secondaires peuvent pourtant apparaître : la standardisation attendue interdit toute évaluation personnelle. Elle ne tient pas compte de l’évolution d’une prise en charge, des facteurs humains de résilience ou de difficultés locales (le coût de l’intervention de professionnels peut varier selon leur disponibilité, en fonction des zones et des déserts médicaux, qu’une moyenne ne reflète qu’imparfaitement) et laisse donc les personnes concernées dans l’abandon quant à leur prise en charge.
Tel est le rôle de l’avocat en première ligne et du magistrat ensuite. C’est pourquoi la CNIL rappelle qu’un tel outil ne doit consister qu’en une aide à la décision et non une décision elle-même. Nous craignons pourtant que ce rappel des principes essentiels ne demeure qu’un vœu pieu. La réalité, faite de difficultés d’appréciation, d’absence de temps judiciaire disponible et probablement d’indisponibilité du fonctionnement de l’algorithme pour toutes les parties au procès, montrera un glissement insensible d’un outil d’aide à la décision vers un référentiel opposable.
Nul doute qu’en se parant d’une objectivité statistique et informatique, DataJust deviendra incontournable. Bien que souhaitant ne pas nous transformer en Cassandre, le contact de nos clients nous démontre quel sera notre rôle, en tant qu’avocats : expliquer aux justiciables pourquoi leur indemnisation subjective et personnelle – tout le préjudice et rien que le préjudice – a été sacrifié sur l’autel de la productivité judiciaire.